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Luther et le «Serf arbitre»

Dernière mise à jour : 2 déc. 2020

Au XVIe siècle, les vieilles structures qui ont étreint l’Europe dans les ténèbres du Moyen Âge se disloquent. D’une part, sourd une lassitude avec la chape de plomb que la superstition impose sur la société. D’autre part, un mouvement divin, quasiment indéfinissable, fait bourgeonner l’espoir d’une aube nouvelle.

Beaucoup de gens voient dans la Réforme une explosion qui battit en brèche la papauté et ses inventions non bibliques. En fait, ce grand réveil creuse beaucoup plus profond, en une lutte entre la religion éternelle de Dieu et la vieille religion de l’homme.

Luther comprend bien cette réalité. À Érasme qui vient de publier son Diatribe en faveur du «libre arbitre», il écrit : «Toi au moins, tu ne te fatigues pas avec des chicanes de périphérie, comme la papauté, le purgatoire, les indulgences et les autres niaiseries qui leur servent à me harceler. Seul, tu as saisi le cœur de la chose, tu as mordu à la gorge. Merci, Érasme !»

Le célèbre philosophe néerlandais n’écrivit pas sa brochure avec une profonde conviction,

semble-t-il. Commissionné pour cet ouvrage, il le rédige avec élégance et érudition, mais sans grand discernement. Pour lui, le sujet n’est pas vraiment important. Il ne s’y engage pas réellement, et il se plaint du bruit qu’en fait Luther.

À l’opposé, avec son livre Le serf arbitre, Luther offre un traitement majeur de ce qu’il voit comme le cœur de l’Évangile. Son ouvrage n’est pas un vulgaire pamphlet, écrit pour quelque client. Benjamin Warfield le qualifie de véritable «Manifeste de la Réforme».


Le cœur de l’Évangile


Luther se réjouit de l’occasion que lui fournit le Diatribe d’Érasme pour se lancer dans une pleine discussion d’un domaine qu’il considère comme ayant une importance cruciale. Le débat sur le «libre arbitre» n’est pas pour lui une question académique. Tout l’Évangile de Dieu, qui lui tient tant à cœur, y est contenu, tient debout ou s’écroule selon le côté où on penche.

Il se voit donc engagé dans un combat pour la vérité de Dieu, seule espérance pour l’homme pécheur. Le sérieux et l’énergie avec lesquels il poursuit ses arguments témoignent de la force de sa conviction. Pour lui, c’est la foi transmise aux saints une foi pour toutes qui est en jeu et, en conséquence, le salut d’âmes précieuses.

Ce n’est pas le rôle du vrai théologien, dit-il, que de rester indifférent lorsque l’Évangile est en danger. On comprend donc la raison derrière ce que Warfield appelle «la vigueur étonnante» du livre. Nulle autre part que dans cet ouvrage, Luther ne s’approche autant de l’esprit et de la substance de l’apôtre Paul.


Deux conceptions opposées


 D’où vient la différence avec laquelle Érasme et Luther réagissent à la question de la liberté de la volonté de l’homme pécheur ?

Leurs attitudes proviennent de deux conceptions divergentes de la foi chrétienne. Pour Érasme, les questions de doctrine sont comparativement sans importance, et surtout celle de la volonté de l’homme.

Au contraire, Luther regarde les doctrines comme essentielles et constitutives de la foi chrétienne. Pour lui, en particulier, la question de savoir si l’homme a ou non un libre arbitre s’avère la pierre de touche de l’Évangile, la fondation même de la foi. C’est la différence la plus profonde qu’il peut y avoir entre deux hommes.

Pour Érasme, la foi chrétienne est en essence une moralité agrémentée d’un minimum d’affirmation doctrinale. Il veut voir revenir dans la chrétienté une «simplicité» apostolique de vie et de doctrine, sans plus. Il pense pouvoir atteindre ce but par une simple élimination des superstitions et des abus qui se sont infiltrés dans l’Église au cours des siècles.

Sa réforme consiste en un régime d’amincissement, pour se débarrasser du superflu. Sous le nom de «philosophie de Christ», il cherche seulement une sorte de moralité. Il ne reconnaît aucune dépendance organique entre la conduite et la foi. Le fait ne l’a jamais saisi que la vie agréable à Dieu jaillit seulement d’une confiance vivante dans le Christ que présente la Parole de Dieu.

C’est pourquoi il trouve si peu de plaisir à prendre position en théologie. Pour lui, il importe peu ce qu’on croit au sujet des mystères de la foi. On peut accepter sans risque ce que déclare l’Église, que ce soit vrai ou faux. Les détails de la doctrine de celui qui suit la pensée catholique romaine n’affectent pas sa façon de vivre en chrétien dans ce monde, ni sa destinée éventuelle dans le monde avenir. La paix dans l’ Église est selon Érasme de plus grand poids que n’importe quelle doctrine.

Le «chrétien» a meilleur compte à ne pas trop se tracasser avec les problèmes de définition doctrinale. Qu’il s’occupe plutôt de laisser simplement la loi morale de Christ guider sa vie.


La vérité est révélée et définissable


Luther adopte une attitude radicalement différente. Pour lui, la foi chrétienne consiste avant tout de doctrine, car la vraie religion est avant tout une question de foi, et celle-ci est corrélative à la vérité. La foi est une confiance en Jésus-Christ, tel que le révèle l’Évangile. En conséquence, les déclarations doctrinales présentant le contenu de l’Évangile (affirmations) sont fondamentales à la foi chrétienne.

Selon lui, cette foi est «dogmatique», c’est-à-dire qu’elle affirme. Sinon, elle n’est rien. «Ôtez les affirmations, dit-il, et vous détruisez la foi. C’est d’un coup une négation de toute la religion et de toute piété.» Il se soucie d’abord de l’affirmation de la vérité, avant même que de la vie. Il affirme : «D’autres avant moi se sont élevés contre la vie impie et scandaleuse du pape. Pour ma part, j’ai attaqué sa doctrine.»

Les «affirmations» chrétiennes dont parle Luther contiennent la vérité révélée de Dieu, rapportée dans l’Écriture pour l’instruction de l’Église et scellée dans le cœur du croyant par l’illumination salvatrice du Saint Esprit.

En particulier, la réfutation de la conception du «libre arbitre» est pour Luther le fondement de la doctrine biblique de la grâce. Une acceptation dans le cœur de cette répudiation forme le premier pas pour quiconque désire comprendre l’Évangile et venir à la foi en Dieu.


Le «libre arbitre» est esclave


Si l’homme n’a pas encore appris pratiquement et par expérience la servitude de sa volonté dans le péché, on ne peut pas dire qu’il a encore saisi un seul élément de l’Évangile. C’est là la charnière sur laquelle tout tourne, l’appui sur lequel se fonde l’Évangile, comme Luther le montre dans la dernière section de son livre.

Un manque d’intérêt, une confusion de pensées, ou un rejet détaché de ce sujet brûlant, comme si ce n’était qu’une question théorique sans importance, sont des plus étonnants chez un chrétien.

Nous n’avons pas ici un théologien professionnel qui «met le paquet» contre un Maître des Belles Lettres qui aurait envahi son territoire. Luther trouve l’attitude d’Érasme vraiment affligeante. Il se soucie réellement et profondément du bien-être spirituel du grand humaniste. Son adversaire fait figure de porte-parole pour la chrétienté tout entière, et son attitude ne peut trahir qu’une seule chose : le grand homme est lui-même étranger à la grâce.

Luther accepte et affirme la spontanéité des choix humains. Cela est d’ailleurs essentiel à sa position. En rejetant le «libre arbitre», il affirme que l’homme pécheur est dans une incapacité totale à se sauver lui-même. Il affirme aussi que la grâce divine est souveraine dans ce salut. Cela s’oppose diamétralement à ce que prétend Érasme en défendant le «libre arbitre». Selon le philosophe, la volonté de l’homme pécheur serait «libre» en rapport à Dieu et aux choses de Dieu.

En rejetant cela, Luther ne dit pas que par son péché, l’homme a cessé d’être homme, mais qu’il a cessé d’être bon. Il n’a désormais plus aucun pouvoir pour plaire à Dieu. Il ne peut plus rien faire d’autre que continuer dans le péché. Son salut doit donc provenir entièrement de la grâce divine, car il ne peut y contribuer en rien.


Dieu est seul souverain absolu


Toute formulation de l’Évangile pour laquelle Dieu manifeste sa grâce, non en sauvant l’homme mais en rendant le salut de ce dernier possible, doit être rejetée comme un mensonge. Toute l’œuvre du salut de l’homme appartient à Dieu, du début jusqu’à la fin. Et toute la gloire doit aussi lui en revenir.

C’est ce qu’Érasme refuse de dire. Héritier de la tradition scolastique semi-pélagienne, il défend le point de vue selon lequel, bien que le péché ait affaibli l’homme, il ne la pas rendu entièrement incapable de toute action méritoire. Il déclare en fait le contraire. Il y a, pour lui, un pouvoir dans la volonté humaine (tout petit, effectivement) «par lequel l’homme peut se saisir de ces choses qui mènent au salut éternel», et ainsi obtenir quelque mérite (tout petit, effectivement). C’est ainsi pour Érasme qu’on s’assure du salut, en devenant un objet digne du don de salut.

On pourrait continuer longtemps à relever les multiples différences entre les deux hommes. Ce bref aperçu montre simplement où se trouve la grande division entre les deux seules religions qui existent au monde. Il est intéressant de porter les regards aujourd’hui autour de soi, et de voir que la même situation prévaut.

Que le monde suive la voie d’Érasme n’a rien de surprenant. Par contre, il est affligeant de voir combien de nombreux «fils de Luther» (selon leur profession de foi) adoptent sans autre les conceptions de l’humaniste néerlandais.

Mais encore plus intéressant, et ô combien plus salutaire, il est de porter les regards sur son propre cœur, et de voir quelle sorte de Dieu on y révère. Que Dieu et miséricorde de nous !


James Packer

(«Les Échos de la Vérité», 1er trimestre 1995)

 



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Jude

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